Un ouvrage référence – Histoire de la « sécu ».

La Bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, de Nicolas Da Silva, éditions La Fabrique, 328 p., 15 €, 2022.

Pierre LAROQUE  est, en 1945 avec le ministre du Travail Ambroise Croizat, le “père” de la Sécurité Sociale. Ce juriste souhaitait que le fonctionnement de l’organisme soit confié à ses adhérents par le prisme de caisses gérées par un conseil d’administration avec 75 % de représentants des salariés. Ce projet ambitieux a été battu en brèche par plusieurs forces politiques de l’après-guerre.

Dans “la Bataille de la Sécu” (La Fabrique, 2022), l’économiste Nicolas DA SILVA retrace l’histoire tumultueuse d’une institution centrale dans notre pays.

« La multiplication des dossiers à l’approche des vacances ou au moment des grèves, avec l’absentéisme qui en résulte […], ce sont les demandes de cures pour passer des vacances à peu de frais. » Si nous sommes habitués à ce type de discours incriminant l’utilisation jugée abusive de la Sécu – conduisant supposément à creuser le déficit d’un système jugé à bout de souffle, ces mots ont pourtant été prononcés il y a plus de soixante-dix ans par le député Jean MASSON.

Depuis la Libération, la Sécurité sociale susciterait-elle le même lot de craintes auxquelles on répondrait aujourd’hui par les mêmes remèdes ? C’est en tout cas la thèse défendue par Nicolas DA SILVA qui entend démontrer que « les grands moments de la protection sociale publique sont intimement liés au conflit ». Dès le début, deux conceptions se font face. L’une, plutôt « centralisatrice », place l’État au cœur de la « Sécu ». Les pouvoirs publics, mus par leurs vocations sociales et interventionnistes, doivent y mettre leur nez, voire davantage. L’autre, plus « partenariale », veut donner les clés de la « Sociale » aux salariés eux-mêmes.

Cette opposition débute avant la Libération. Bien que cet aspect eût mérité un plus large développement par l’auteur, ce dernier montre que la Commune de Paris en 1871 est l’une des premières manifestations de la « Sociale ». Émancipés de l’interférence de l’État et du capital, les insurgés ont en effet mis en place une nouvelle forme de production et de financement des politiques sociales. C’est lors de la Libération que ces deux aspects antagonistes relatifs à la sphère publique sont le plus criants. Contrairement à un mythe largement répandu, le programme du Conseil national de la Résistance, qui confie aux intéressés eux-mêmes la gestion de la Sécurité sociale grâce au financement par cotisations, a immédiatement été un sujet de discorde.

Absence de contrôle

Lorsque Pierre LAROQUE présente son plan de création d’une Sécurité sociale française, le haut fonctionnaire souhaite unifier le système dans une seule et même institution. Il suggère que son fonctionnement soit confié aux intéressés par le prisme de caisses gérées par un conseil d’administration avec 75 % de représentants de salariés. Ce projet ambitieux, car institutionnalisant une grande solidarité, ne rencontre pourtant pas l’assentiment de toutes les forces politiques.

Les débats qui ont alors lieu à l’Assemblée nationale traduisent la virulence des oppositions au plan de Laroque. La Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), épaulée par le Mouvement républicain populaire (MRP), s’oppose par exemple au principe de la caisse unique, de peur de voir disparaître la mutualité et les caisses confessionnelles. De son côté, la Confédération générale du travail (CGT) combat sans succès la mise en place d’un plafond de cotisation.

Bien qu’il soit inachevé, ce nouveau système est rapidement fragilisé par de multiples incursions de l’État social dans son fonctionnement. En 1967, le gouvernement porte un coup violent à la « Sociale », qui est divisée en trois caisses distinctes en fonction du type de risque couvert. L’ordonnance instaure l’idée de paritarisme au sein des caisses : les salariés n’occupent plus que 50 % des sièges (et non plus les trois quarts).

C’est également à cette époque que nombre de politiques s’alarment de leur absence totale de contrôle sur la Sécurité sociale. Le député Paul REYNAUD, du groupe des Républicains indépendants, estime dès 1949 que « le Parlement ne peut pas […] prélever 400 milliards de francs […] sur les Français, sans remplir son devoir de contrôle de l’emploi des fonds ».Une multitude d’instruments réglementaires vont venir remplacer les cotisations pour permettre à l’État de mieux peser dans les processus de décision et contrôler les dépenses du système.

En 1990, le gouvernement socialiste crée ainsi la contribution sociale généralisée (CSG), qui représentait 20,7 % des recettes du régime général en 2019. De même, Alain JUPPE donne naissance en 1996 aux lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS), qui confèrent un rôle primordial au Parlement dans le contrôle des dépenses du système. On passe alors d’une logique de réponse aux besoins à celle d’une adaptation à une contrainte budgétaire fixée.

Une fois son pouvoir d’influence institutionnalisé, l’État social intervient pour contrôler des dépenses jugées démesurées, et une multitude d’instruments sont mis en place pour faire reposer une partie des coûts du système sur les patients et les mutuelles. Le forfait « patient urgences » mis en place en 2022 est l’une des plus récentes émanations de ce phénomène.

Depuis 1980, le poids des complémentaires santé n’a ainsi cessé de croître, pour représenter 14 % du total des dépenses de santé. Si ces changements d’organisation du système peuvent paraître anodins, ils concernent quotidiennement des millions de citoyens. Comme le note l’auteur, « chaque euro donné à une complémentaire plutôt qu’à la Sécurité sociale est un euro d’inégalité ». En effet, en plus de représenter un surcoût de fonctionnement évalué à 5,4 milliards d’euros par an, les mutuelles ne sont pas accessibles à tout le monde. En 2017, 4 % de la population n’était pas couverte par une complémentaire santé.

Recours aux mutuelles

Pensées par les ouvriers au XIXe siècle, les sociétés de secours mutuel « porte[nt] en elle[s] un potentiel de subversion du capital et de l’État », estime l’auteur. Alors que certains hauts fonctionnaires se méfient des mutuelles – Pierre Laroque estime qu’elles sont l’« instrument d’un nouveau type de paternalisme social » –, la mise en place de la Sécurité sociale à la Libération ne remet pas en cause leur pouvoir. Les ordonnances de 1946 préservent les complémentaires santé « par le biais de plusieurs dispositifs […] : ticket modérateur de 20 %, gestion au premier franc du régime des fonctionnaires, plafond de cotisation, etc. ». Ce processus sera prolongé en 1980 avec la création du secteur 2, qui permet aux médecins souhaitant avoir des rémunérations plus élevées d’imposer des dépassements d’honoraires.

La présentation d’une Sécurité sociale inachevée fait naturellement dire à Nicolas DA SILVA que « l’avènement du régime général de Sécurité sociale en 1946 ne met pas fin à la logique du marché et à la présence du capital dans le domaine de la santé ». En 1996, l’État crée par exemple la Caisse d’amortissement de la dette sociale, qui a pour objectif de rembourser la dette du système. L’État impose ainsi à la Sécurité sociale de financer par les marchés financiers son retour à l’équilibre pour un surcoût estimé à 61 milliards d’euros entre 1996 et 2018. C’est pourtant en partie le financement par cotisations qui a permis aux hôpitaux et aux centres de recherche de se développer dans les années 1960. Du côté de la production de médicaments, la Sécurité sociale n’a pas directement remis en cause le pouvoir de négociation des prix des industriels, avalisant bien souvent les stratégies de financiarisation du secteur. Plus qu’une béquille, la Sécu est devenue, à ses dépens, un des piliers du secteur capitaliste de la santé !

S’il permet de mieux comprendre les déboires rencontrés par la Sécurité sociale, l’ouvrage offre également plusieurs pistes pour les résoudre. Il apparaît premièrement important de mener à bien la « petite réforme de la Grande Sécu » afin de supprimer le recours coûteux aux mutuelles. Une telle démarche, présentée comme un « progrès significatif », ne pourrait cependant pas se suffire à elle-même puisqu’elle « laisserait d’autres questions sans réponses ». Par exemple, il semble primordial de revenir sur les politiques actuelles qui contournent le salariat au profit de travaux non soumis à cotisations sociales. Le développement de l’ubérisation et de l’auto-entrepreneuriat apparaît ainsi comme une manière de réduire la masse monétaire socialisée par le système. Pourtant, bien que l’incursion des gouvernements successifs dans le fonctionnement de la Sécu prenne de l’importance, s’opposer au développement de l’État social apparaît délicat. L’auteur invite néanmoins« à relancer la bataille de la Sécu en reprenant le combat pour une Sécurité sociale auto-organisée contre le capital et contre l’État ». Une bataille à mener ? Au moins un débat à poser au moment où le gouvernement veut décaler l’âge de départ à la retraite. ■ J.B.

PLUS QU’UNE BÉQUILLE, LA SÉCURITÉ SOCIALE EST DEVENUE, À SES DÉPENS, UN DES PILIERS DU SECTEUR CAPITALISTE DE LA SANTÉ !

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