J’ai tout de suite été sidéré quand j’ai appris que le service du personnel allait devenir celui des « Ressources Humaines ». On m’a dit que j’étais attardé et que la notion de personnel, dans l’entreprise, était désormais désuète. Que de débats enflammés m’ont été donnés à vivre sur le sujet ! Contrairement à l’immense majorité de salariés qui se sont laissés endormir par les mots, je n’ai jamais accepté la chose et j’entends ou je lis, avec satisfaction, par-ci par-là, quelques PERSONNES avec lesquelles je fais bien volontiers « amis-amis ».
Mais au fait, qu’en est-il plus de 20 ans après ?
Le journaliste, subtil critique d’art, Mickaël FAUJOUR nous livre sa pensée :
…La colonisation des esprits par la novlangue managériale se mesure lorsque, dans le débat public, des adversaires emploient les mêmes mots, ainsi banalisés. Quand tous parlent de « dialogue social » et de « partenaires sociaux » (au lieu de syndicats, de patrons ou de salariés), de « charges » et non de cotisations sociales, de « plan de sauvegarde de l’emploi », plutôt que de licenciement collectif, de « collaborateurs » et non de salariés, et de « pouvoir d’achat » plutôt que d’augmentation des salaires, c’est le langage et le monde du vainqueur qui est admis par avance, et la conflictualité même qui est ainsi évincée.
Non seulement celle de la lutte des classes, mais celle qui conditionne toute possibilité de démocratie.
Lorsque victimes et promoteurs d’un modèle politico-économique ou autre, emploient les mêmes mots, apparait la fonction idéologique de la pensée managériale et de son proliférant charabia.
L’expression « DIRECTION DES RESSOURCES HUMAINES », qui a remplacé celle de « SERVICE DU PERSONNEL », cristallise l’enjeu, comme le résume le sociologue Vincent de Gaulejac : « Renverser la finalité humaine de l’économie, en finalité économique de l’humain. L’humain devient un moyen, une ressource au service d’une finalité qu’est l’entreprise, le développement de l’organisation, de l’économie et du capitalisme ».
Sous des mots détournés, devenus mantras creux (« nos valeurs, notre ADN, la transparence, le savoir être, l’innovation, la mobilité, l’efficience, libérer les énergies, l’agilité, la résilience, etc »), s’exprime une vision du monde où communient entreprises, partis politiques, bureaucraties gestionnaires, associations et syndicats : la gouvernance, terme managérial par excellence. Débats, conflits, négativité sont écartés au profit d’une positivité techniciste dont l’obsession est l' »efficience » (ou en bon français efficacité). Mais bien entendu, dans la bienveillance et la transparence.
Comme dans d’autres champs (politiques, médias, économie, culture, sciences sociales, bureaucratie…), les mots relèvent moins d’un sophistication conceptuelle que d’une fonction : produire l’illusion de complexité, de technicité, propre aux seuls initiés. Comme tout langage ésotérique, le sabir managérial (charabia des cadres supérieurs, les dirigeants quoi), inclut ou exclut selon qu’on le maîtrise. En l’occurrence, les premiers de cordée, qui l’emploient avec aisance, sont les experts et les leaders qui appliquent l’idéal gestionnaire et antidémocratique de la gouvernance.
Sous des fariboles de disruptivité, de process, de feed-back, sous l’agilité et autre « synergies », c’est la gouvernance (faussement horizontale, conviviale mais étouffante d’autocensure et d’autocontrôle permanents à l’intérieur de règles contradictoires), qui devient le modèle hégémonique d’organisation de toute structure.
Un modèle porté par des crétins diplômés (comme les appelle Emmanuel TODD), persuadés de la légitimité dont leur diplôme et leur jargon seraient les signes et qui les gratifient en retour..
Au vue de la dégradation générale et actuelle des administrations publiques, de l’Education Nationale, de la culture, de la fiscalité et de la politique, en fait d’efficience, ce modèle évoque plutôt l' »inopérance ».
Plutôt qu’à la gouvernance, ne faudrait-il pas revenir à la démocratance ?